Jeannel : EXPOSÉ GÉNÉRAL
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Notice sur les travaux scientifiques

 

de

 

René Jeannel

Directeur du Vivarium du Muséum national d'histoire naturelle/Professeur de biologie général à l'université de Cluj

 

 

EXPOSÉ GÉNÉRAL

Fils et petit-fils de médecins, je me suis tout d'abord prépare à une carrière médicale. Mais l'attrait que l'Histoire naturelle et surtout les Insectes ont exercé sur moi depuis mon enfance, m'ont empêché de prendre goût à la recherche clinique et à la clientèle.

 

Interne en médecine des Hôpitaux de Paris, il me fut loisible de consacrer une partie de mon temps à l'Entomologie, que les concours m'avaient fait délaisser.

 

A cette époque l'influence de A. GIARD s'exerçait sur les jeunes, à la Société entomologique de France. Ce furent ses conseils qui me décidèrent à renoncer à la carrière chirurgicale et à m'inscrire à la Faculté des Sciences pour préparer ma licence et le doctorat.

 

Mes années d'Internat ont ainsi été partagées entre mon service auprès de mes maîtres en chirurgie, les professeurs P. RECLUS, F. LEIGUEU, P. SEGOND, et la préparation des certificats de licence, celle-ci grandement facilitée du reste par la discipline et la méthode dans le travail que donne l'entraînement aux concours médicaux.

 

Je fus accueilli par G. PRUVÔT dans son laboratoire à la Sorbonne. Là, quelques Invertébrés que le hasard d'une excursion m'avait fait rencontrer dans une grotte des Basses-Pyrénées, attirèrent sur moi l'attention de E.-G. RACOVITZA.

 

C'était en 1905; lui-même venait d'explorer les cavernes du Drach, aux Baléares. Il me fit part de son projet d'une vaste enquête scientifique sur le domaine souterrain et de ce jour date notre collaboration, qui dure depuis 25 ans et a abouti en fin de compte à la création de l'Institut de Spéologie de Cluj.

 

C'est de ce jour aussi que date l'orientation définitive de ma carrière scientifique.

 

Grâce à RACOVITZA, aujourd'hui mon meilleur ami, mais qui fut bien longtemps mon principal maître, je me suis trouvé aiguillé dans les voies de la véritable «Histoire naturelle» : observation des animaux vivants dans leur milieu, combinée avec la recherche zoologique basée «sur une notion juste de l'espèce, entité non seulement morphologique, mais aussi historique et géographique».

 

En 1908, je fus chargé dos fonctions de préparateur au laboratoire Arago, de Banyuls-sur-Mer.

 

J'ai pris part, pendant trois ans, sous la direction de G. PRUVÔT, à plusieurs campagnes océanographiques à bord du Roland ; j'ai pu y acquérir quelques connaissances sur les faunes marines et particulièrement sur les Animaux des grands fonds. Mais le laboratoire de Banyuls n'est pas seulement «maritime» ; il a derrière lui la chaîne des Pyrénées.

 

Cela nous a permis, à RACOVITZA et à moi de multiplier nos campagnes d'explorations souterraines et de donner son plein essor à notre publication «Biospeologica».

 

C'est à Banyuls que j'ai écrit ma thèse de doctorat es sciences. Elle fut la première, parmi les thèses de Paris, à traiter un sujet comportant une large part d'Entomologie systématique.

 

Pendant les années 1911-1912, une occasion m'a été offerte de connaître la faune des contrées tropicales. J'ai accompagné mon ami Ch. ALLUAUD dans le troisième voyage d'exploration qu'il faisait vers les hautes montagnes neigeuses de l'Afrique orientale.

 

On sait quel grand intérêt biogéographique s'attache à ces faunes et flores alpines de ces hauts sommets isolés sous l'équateur. Nous avons été les premiers à recueillir méthodiquement d'importantes collections, aussi bien à basse altitude, dans la zone tropicale, que sur le Kenya et l'Aberdare, jusqu'à 5.000 m. d'alt., en notant avec précision toutes nos observations sur les conditions d'existence des animaux.

 

Les très importantes collections que nous avons réunies sont venues enrichir le Muséum.

 

A mon retour d'Afrique, j'avais à peine terminé le triage de ces collections, lorsque j'entrai au laboratoire d'Entomologie du Muséum, où M. E.-L. BOUVIER voulut bien m'appeler, comme boursier de l'Institut Pasteur, chargé de l'étude systématique des Insectes Piqueurs.

 

J'avais déjà achevé deux gros mémoires sur l'ordre des Hémiptères, quand la guerre est survenue; elle m'a forcé, comme bien d'autres, à laisser là pendant cinq ans l'histoire naturelle et m'a remis en main le bistouri.

 

Rendu à la vie civile en 1919, je fus nommé, en juillet de la même année, maître de conférences de Zoologie à Toulouse, et chargé, à la Faculté des Sciences, du cours préparatoire de Zoologie au certificat d'études P. C. N.

 

Mais peu après, en 1920, E.-G. RACOVITZA, prié par le Gouvernement roumain de contribuer à l'organisation de la nouvelle Université transylvaine de Cluj, m'offrit de sceller notre collaboration en venant fonder avec lui un Institut de Spéologie, dans les services de la Faculté des Sciences de Cluj.

 

Autour de Cluj, les Carpathes et les monts du Bihar entourent le bassin transylvain et offraient à nos investigations d'innombrables cavernes dont la faune était fort peu connue.

 

C'est dans le calme des laboratoires de notre Institut qu'aura été élaboré le meilleur, peut-être, de ma production scientifique.

 

Je n'ai pas à entrer ici dans le détail de mes recherches, dont on trouvera l'exposé plus loin, dans la partie analytique de cette Notice. Je veux seulement insister sur quelques principes généraux qui les ont inspirées.

 

La Zoologie moderne a tiré d'immenses bénéfices des progrès de la technique histologique. Mais il ne faudrait pas en déduire que sans coupes ni frottis savamment colorés, il ne saurait exister de vraie Zoologie.

 

Le but que tout zoologiste cherche à atteindre, c'est de tirer de ses recherches sur les Animaux d'intéressantes généralisations. Et ce qui fait la valeur d'un travail, ce n'est pas la méthode employée, mais le parti qui en a été tiré.

 

On peut rester un simple taxonomiste sans vues générales en collectionnant des chromosomes, tout comme celui qui collectionne des coquilles ou des papillons. On peut atteindre de fécondes généralisations en étudiant les lignées homogènes, les espèces, dans n'importe quel groupe zoologique; et ces généralisations valent bien, dans leur ordre d'idées, celles qui se dégagent des recherches cytologiques.

 

Ni LAMARCK ni DARWIN n'ont jamais de leur vie coloré une coupe ; ceci suffît, je pense, à justifier qu'on peut faire œuvre scientifique dans les limites de la discipline de la Systématique.

 

En Entomologie systématique, le temps n'est plus où il sera possible d'embrasser dans sa spécialité un ordre entier, comme les Coléoptères. Non seulement le nombre des espèces connues est trop grand (celui des Insectes décrits approche du million), mais les recherches, pour ne pas être stériles, doivent quitter tout caractère extensif et prendre au contraire la forme de monographies traitant de groupes restreints.

 

On est bien forcé de reconnaître aujourd'hui que les classifications systématiques actuellement admises pour les Coléoptères, et sans doute celles de bien d'autres ordres d'Insectes, sont loin d'être satisfaisantes.

 

Malgré l'énorme masse des publications sur les Coléoptères accumulées au cours du dernier siècle, il est déplorable de devoir constater que la systématique de ce groupe est presque entièrement à refaire.

 

N'étudiant que les caractères extérieurs, tous les descripteurs ont totalement laissé de côté les appareils copulateurs, comme s'ils en avaient ignoré l'existence. Les classifications actuelles, de ce fait, sont trop souvent basées sur des caractères adaptatifs, néogénétiques, c'est-à-dire d'acquisition récente.

 

Les véritables caractères de filiation, paléogénétiques, ont été la plupart du temps méconnus, et beaucoup de genres et autres catégories systématiques admises ne sont que des groupes de convergence.

 

C'est pourquoi je suis convaincu que les recherches des Entomologistes à venir devront être dirigées d'après une méthode nouvelle, dont j'ai cherché, par mes Monographies, à fournir des exemples.

 

L'étude systématise n'aura plus pour unique but de décrire des espèces nouvelles et de les classer dans des cadres plus ou moins naturels. Elle doit être préparée par 1’étude morphologique comparative du plus grand nombre possible d'espèces du même groupe ; celle-ci devra porter sur tous les organes, sans négliger les pièces copulatrices, dont les caractères ont la plus haute valeur ; elle s'attachera à suivre les diverses évolutions subies par les organes.

 

Dégageant ainsi la valeur taxonomique du caractère, distinguant ceux qui sont anciens, paléogénétiques, c'est-à-dire hérités des souches primitives, de ceux qui sont le fait d'évolutions récentes le Monographe arrive ainsi à distinguer les lignées homogènes, à prendre la véritable notion historique de l'espèce.

 

La Systématique et ses classifications devront bien entendu exprimer lesrapports phylogénétiques de ces lignées homogènes entre elles.

 

Dans la classification de tous les groupes que j'ai révisés, c'est à elles que correspondent ce que j’ai nommé les «séries phylétiques».

 

D'autre part le. recherches comparatives, à la condition d'être faites dans l’intérieur de ces lignées homogènes, ne manqueront pas de faire apparaître des généralisations d'ordres divers.

 

Les unes apporteront sans doute la solution de bien des problèmes posés par la Morphologie générale. Par exemple, l'étude de la patte dans une lignée homogène celle des Trechinae, m'a permis de démontrer que l'on peut retrouver le dactylos des Crustacés chez les Coléoptères, mais tout à fait rudimentaire, et que les ongles, qui terminent d'une manière constante le tarse de tous les Insectes, sont les homologues spécialisés de deux épines de la rangée distale du propodos des Crustacés » (E.-G. RACOVITZA).

 

Au point de vue phylogénétique, l'histoire de l'évolution des lignées homogènes sera susceptible de fournir d'intéressants renseignements sur l'ancienneté des espèces C'est ainsi que les Trechinae troglobies de type aphénopsien sont les survivants de très vieilles lignées, des relictes de faunes disparues ; leurs caractères sont un mélange de spécialisations orthogénétiques très évoluées et de caractères paléogénétiques et même larvaires, très primitifs.

 

C est enfin dans le domaine de la Biogéographie que la « méthode des lignées homogènes» est susceptible d'avoir le plus d'applications. Toute une branche de la Biogéographie, celle qu'on pourrait nommer « Biogéographie historique » ne pourra fructueusement se développer que lorsqu'elle aura renoncé aux méthodes statistiques, et ne tiendra plus compte que des lignées.

 

Comme l'a écrit RACOVITZA, « seules les histoires détaillées du plus grand nombre possible de lignées homogènes peuvent procurer les matériaux nécessaires aux généralisations biogéographiques fécondes et fournir à cette discipline les bases rigoureusement scientifiques qui lui manquent actuellement».

 

On voit donc que c'est tout un programme nouveau qui s'offre aux travaux des Entomologistes à venir. Il serait injuste cependant de ne pas reconnaître que déjà de bons spécialistes sont entrés dans ces vues.

 

Depuis que j'ai, pour la première fois, décrit le sac interne de l'organe copulateur des Coléoptères, et que j'en ai montré la haute valeur taxonomique, plusieurs Entomologistes monographes, surtout à l'étranger, se sont lancés à la recherche des lignées homogènes, en se guidant sur l'évolution des caractères sexuels.

 

Il est hors de doute que les monographies des Entomologistes pourront fournir en très grand nombre ces documents réclamés par la Biogéographie historique.

 

Pour cela, il est nécessaire que les matériaux déjà immenses, qui s'accumulent dans les grands musées, soient non seulement encore augmentés, mais aussi mis en valeur.

 

Les Insectes sont un des groupes les plus anciens, parmi ceux qui peuplent la surface de la Terre ; leur nombre est incalculable dans tous les milieux terrestres et d'autre part leur facilité de conservation permet aux collections de réunir des séries d'exemplaires en nombre considérable.

 

Au cours de mes voyages annuels à travers l'Europe, pour me rendre à Cluj, j'ai pu visiter personnellement les collections entomologiques des grands Musées de presque tous les pays d'Europe ; j'ai pu nouer des relations personnelles avec leurs directeurs et avec les particuliers détenteurs de grandes collections privées.

 

Grâce à cette circonstance, j'ai réuni d'immenses matériaux pour mes études. Mais j'ai eu aussi maintes fois l'occasion d'entrevoir les effets de la coopération féconde qu'il me serait possible d'établir, s'il m'était donné, à mon tour, de diriger un Musée entomologique.

 

J'ai eu, à Cluj, à faire de l'enseignement. Pendant six ans, j'ai professé un cours de Biologie générale, s'adressant principalement aux étudiants en médecine. Je me suis limité, dans ces leçons, aux grands problèmes posés par l'Évolution et par l'Hérédité. Ce cours a été publié, en 1929, en langue roumaine.

 

La préparation de ce cours m'a donné l'occasion de réfléchir aux nombreuses questions posées par les adaptations, l'évolution et la distribution géographique des Coléoptères cavernicoles, objet principal de mes études.

 

J'ai ainsi déjà éprouvé personnellement l'utilité du cours, qui éclaire la recherche, en obligeant son auteur à une sorte d'examen de conscience, et fait envisager les problèmes à un point de vue plus général.

 

Il m'a fallu prendre position au milieu des doctrines diverses que j'avais mission d'enseigner et j'avoue que cela me fut facile, car la faune cavernicole fournit abondamment, à qui veut bien voir, la preuve que l'évolution des lignées n'est que l'accumulation héréditaire de variations développées lentement sous l'action des facteurs du milieu.

 

Comme bien d'autres Naturalistes, je crois que les théories modernes écartent beaucoup trop la Biologie des vieux principes du Lamarckisme.

 

On exagère certainement le rôle de la sélection naturelle dans l'évolution des variations héréditaires, pour refuser trop systématiquement toute influence aux conditions de milieu.

 

La vieille querelle sur l'hérédité ou la non-hérédité de l'acquis ne repose en réalité que sur des controverses philosophiques et, pour cette raison, n'aboutira jamais à une démonstration définitive dans un sens ni dans l'autre.

 

En réalité tout se passe dans la nature comme si les caractères acquis étaient héréditaires. La seule interprétation logique et vraisemblable des adaptations est celle qui repose sur la principe lamarckien.

 

Au cours des temps, les lignées d'Etres vivants ont perpétuellement adaptéleurs habitudes aux conditions changeantes du milieu extérieur.

 

Et ce sont les déviations d'emploi des organes, du fait de changements d'habitudes, qui ont été cause de modifierions de forme, de modelages réciproques (coaptations), d'hypertrophies combinées avec des atrophies de parties d'organes ou d'organes entiers, c'est-à-dire de véritables effets mécaniques et héréditaires, qui se traduisent par la multiplicité des formes actuelles.

 

L'évolution ne fait pas apparaître tout à coup des conformations nouvelles, elle ne fait qu'utiliser les organes existants; elle les transforme en les spécialisant de pins en plus à leur fonction, c'est-à-dire en les rendant de plus en plus impropres à des adaptations nouvelles.

 

L'étude des lignées homogènes et de leur évolution ne manque pas de conduire le Biologiste à cette notion de spécialisation progressive, d'orthogénèse, >mise en lumière par les Paléontologistes.

 

La constance relative des facteurs physiques dans un milieu donné a pour conséquence une constance relative des effets morphologiques et héréditaires dans les lignées, constance qui se traduit par la direction orthogénétique de l'évolution.

 

Il n'y a certainement rien dans l'orthogénèse qui relève d'une tendance évolutive interne quelconque. Il ne peut s'agir que de l'effet d'une modalité particulière de l'action des facteurs de milieu.

 

S'il arrive, comme les faunes cavernicoles en donnent de frappants exemples, que les orthogénèses continuent à se dérouler, même après cessation de leur cause première, et produisent des ultraévolulions, c'est sans doute que les facteurs de milieu peuvent exercer à la longue, sur les Êtres vivants, des actions durables, c'est-à-dire dont les effets héréditaires conti-nuent à s'accumuler dans une longue suite de générations.

 

C'est enfin en 1927 que le Muséum national d'Histoire naturelle m'a confié la mission d'organiser le Vivarium, qui venait d'être bâti.

 

J'ai décrit avec détails les installations que j'ai dû faire pour donner aux petits animaux en élevage au Vivarium les conditions d'éclairement, de température, d'humidité et aussi de milieu naturel qui étaient nécessaires.

 

Je n'ai pas à insister ici sur le grand intérêt que le Vivarium a suscité dans le public. Du point de vue purement scientifique, il a déjà assez souvent fourni aux chercheurs des matériaux pour des études expérimentales et d'autre part a donné lieu à nombre d'observations qui pourront devenir le point de départ de recherches intéressantes.

 

 

 

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